« Avec son installation Crocus sativus, fleur du bonheur, Guillaume Barth rend hommage à la fleur de safran en partageant le moment de sa naissance. L’artiste a inventé un système de prise de vue en construisant un plateau tournant pour réaliser un timelapse. Celui-ci révèle le mouvement giratoire de la fleur telle la danse de derviche dont elle est une métaphore. Elle éclot avec la pleine lune et s’épanouit pendant 24 heures, la durée de sa vie. Une vidéo la projette à son échelle au centre d’un cercle en lévitation de 4 mètres de diamètre. Le visiteur est invité à se rendre sur un tapis dont le motif rappelle la forme des pétales en spirale. Il entend alors une mélodie imaginée à partir des sons racines de la tradition soufi, composée par Mirtohid Radfar. Les trois temps de cette musique chantent la montée de la fleur de safran hors de son bulbe, l’ouverture comme une exaltation, puis elle se pose doucement en équilibre. Elle expose l’instant présent. Il y a trois cercles : le mouvement giratoire de la fleur, le cercle du tapis et surtout le champ ondulatoire de la musique qui tourne autour de nous et à l’intérieur de nous. Cette œuvre multiculturelle propose un espace de résilience. Le safran est un anxiolytique naturel puissant. Connu depuis la nuit des temps, il est associé à la joie, la chance et la régénération. »
Jeanette Zwingenberger enseigne à Paris 1 Panthéon-Sorbone. Elle est historienne de l’art et commissaire d’exposition internationale.
Merci à l’équipe du Fresnoy, technique, administrative et pédagogique ; à mes amis iraniens et à la grande rencontre avec Mirtohid Radfar, qui a composé avec son cœur la musique de la naissance de la fleur de safran interprétée par Mani Khoshravesh (Ney), Mohsen Fazeli (Setar), Mirtohid Radfar (Tambur, Dâf) ; à la fondation [N.A!] de soutenir mon projet qui a débuté en 2018 dans le désert de Khorasan ; à tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à cette aventure. Une pensée particulière pour Gilles Dillenseger, Fernando Collin Roque, Hélène Démoulin. Merci aux fleurs !
« Mes idées se construisent depuis des lieux différents, ont des formes originales qui semblent s’éloigner les unes des autres, mais à y regarder de plus près, leurs parts d’invisibilité se recouvrent dans un même ensemble. »
Guillaume Barth est né en 1985 à Colmar. Il vit et travaille à Sélestat. Depuis 2012, il est diplômé de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, option Art. Il poursuit actuellement ses recherches au Fresnoy - Studio national des arts contemporains. La vidéo Le Deuxième Monde Elina (2015) sera présentée au printemps 2021 en regard d’une sculpture aztèque, en collaboration avec le musée du Quai-Branly et la fondation François Schneider. L’installation L’Œil de Simorgh a rejoint la collection du musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg et sera visible à partir de juin 2021. Les arbres de la Baumschule 2016 seront plantés avec des enfants dans la forêt de Sélestat – d’où est originaire l’artiste – en novembre 2021, ils constituent l’idée de Nouvelle Forêt.
L’âme et le corps, les frontières, les fractures entre matériel et immatériel, les jeux qui proposent de les abolir... Ici le réel et le virtuel sont ensemble sur un fil funambule. l’empiriste David Hume écrivait : « tous les matériaux de la pensée sont tirés de vos sens, externes et internes, c’est seulement leur mélange et leur composition qui dépendent de l’esprit et de la volonté 1. » Dans Panorama 23, il ne s’agit donc pas du choix d’un idéalisme exalté ou d’un goût prononcé pour une magie des illusions, mais bien plutôt d’une réponse à la réalité du monde par l’expérience. la question est alors d’étayer notre pouvoir créateur sur ce qui nous permet de concevoir cette réponse, sans négliger aucune de ses dimensions, en particulier celle du rêve. Celle-ci ne se contente pas de l’accomplissement physique du vol pourtant si proche des légendes oniriques. Ce signe ascendant, cette élévation, que nous permettent-ils ?
Un avion, un planeur, présents dans une des œuvres, ne sont plus les assemblages d’Icare ou de simples mécaniques, mais des véhicules mentaux, des traductions, d’une nature à l’autre, qui en disent beaucoup sur nos capacités de vivre « ailleurs », au-dessus d’une ligne d’horizon, qui « éclairent » autrement les connexions des synapses de nos vies cérébrales.
Cette énergie transformatrice nous projette au-delà. Débordant l’écosystème entre le ciel et la terre, elle génère la conscience d’un corps, désormais parcelle vivante du cosmos. Ce corps cosmique est solidement attaché aux jours et aux heures de nos vies, entraîné en une déambulation permanente au sein de l’espace, composé des territoires instables de la mémoire et des forces lancées vers je ne sais quelle rive. Si nous ne les maîtrisons pas, c’est parce que nous sommes entre leurs chorégraphies les liant et les déliant. nous appartenons à l’histoire de nos corps mais nous la dépassons sans cesse pour des univers que nous cherchons à habiter ou dans lesquels nous nous projetons sur des écrans visibles ou invisibles. Dans ces films, des êtres humains naissent ou s’éteignent. J’entends à peine leur souffle. leurs yeux sont fermés... ils dorment. Sont-ils plongés au fond d’eux-mêmes, fascinés par les teintes humorales, les circulations sanguines, les secrétions qu’ils sont, en secret, les seuls à voir, comme autant de spectateurs solitaires ? Contemplent-ils leur nature abstraite, leurs territoires internes, leurs ballets colorés, leurs multiplications ou leurs disparitions.
Il faut lâcher, alors, les codes de la réalité pour le réel et ses multiples manifestations à l’écart des lexiques. le corps n’est plus devant nous. Il s’est transformé en une poignée d’obscur, une terra incognita, ou l’arbre, le Tree of life de terence Malick dont nous supposons les lignes qu’il trace, depuis l’entrelacs de ses racines jusqu’au bleu du ciel. Étrange généalogie dont le personnage central est la naissance.
Il y a dans Panorama 23, un rêve qui s’épanouit à partir des inductions de la nature. Elles sont à la fois les acteurs, leurs songes et les scènes qui les accueillent. l’important est, alors, qu’entre les lignes, chaque lapsus, chaque vide, chaque absence, chaque tempête, chaque éclipse, relance le rythme. l’essentiel est la confiance en une continuelle genèse que la musique accompagne, ostinato, spirale sonore qui, s’abandonnant à son propre mouvement, gagne tout l’espace pour nous offrir un lent émerveillement. l’éclosion d’une fleur, d’une écriture, d’une création magnifie cet espace grâce à la surprise et à la beauté de leur croissance. Croissance fascinante du rose, d’une pleine couleur, rose de l’aurore, celui de la chair, rose de Goethe, celui de Guston, ou de Gertrude Stein, « a rose is a rose is a rose is a rose... »
Ce désir, ce plaisir, cette jouissance offrent à notre corps la chance d’être plus grand que soi, animé par le sentiment océanique ou l’infini d’un ciel sans bords, d’un sommet, d’une couleur, sans attribut. Cette couleur peut être le bleu du ciel, de Georges Bataille, de Franck Venaille, le blanc du cosmos ou encore le vert secret d’un brin d’herbe, infime dans l’univers. Ce secret, les artistes nous invitent à le découvrir. Le secret comme source d’émotion et de pensée. Est-il caché dans le tapis, circule-t-il dans les écheveaux de Panorama, le labyrinthe des œuvres ? C’est lui qui donne sa puissance à la création, comme le souligne anne Dufourmantelle : « C’est une force motrice dont on explique mal la créativité. Ses liens avec la mémoire et le langage, notamment dans son rapport au rêve, sont l’objet d’enquêtes et d’expériences qui nous conduisent à repenser l’imagination. (...) le secret qui se révèle dans l’imaginaire n’est jamais une mise à sac ou un arrachement, c’est un monde de lumière et d’ombres où l’on se déplace comme un animal 2, à l’instinct (...) le secret reste le trait qui lie efficacement la vie du désir et la possibilité qu’offre le réel de le recevoir. on suppose donc au réel d’être révélateur d’un désir auquel il offre une possibilité de fixation et de répétition. En reliant divers moments de notre vie, de jour comme de nuit, la vie secrète de nos désirs confère son visage à notre plaisir. n’est-elle pas cette fixation hors parole d’une image ?
Comment dès lors la dévoiler sans mettre en périls, le fragile édifice d’arrêt sur image et donc d’arrêt du temps sur lequel il repose. »les installations, les films de Panorama la dévoilent, en « reliant les divers moments de notre vie de jour comme de nuit ». Ils sont à la recherche d’une image et, dans le même temps, la bouscule, la défont, s’en libèrent pour toucher du doigt une matière non grammaticale et d’autant plus mobile. Je la perçois mais je ne peux la traduire. Plutôt que de la chercher à travers les énoncés, je m’attarde sur les blancs du discours, ses points aveugles, ses effacements, en vérité, une fois de plus, sur son énonciation dont le rythme heurté en dit plus que l’illusion d’une narration. C’est pourquoi dans ce Panorama, les technologies les plus avancées font signe aux techniques rudimentaires, « primaires » ou vernaculaires de l’art brut. C’est là, je crois, que se tient la preuve de la puissance créative du secret. Il nous empêche de dire et permet ainsi de créer en empruntant des chemins de traverse.
À ce sujet, anne Dufourmantelle écrit : « Ce qui fait son pouvoir est aussi d’être au-delà du bien et du mal. Se construisant au tout début du bien et du mal. Se construisant au tout début de notre rapport au langage, il n’est pas étranger à la conscience morale mais il la déborde. Il impose en nous sa valeur d’atout, c’est-à-dire ce qu’il troque, ce qu’il augmente au contact du réel et se déploie dans les interstices du manque, de la frustration, de l’attente, dans les délices du rêve, du premier toucher, des premières sensations, des premières visions.
»Éclipses, égarements, disions-nous, mais aussi présence d’un espace-temps intercalé entre deux mondes, d’un corps hybride, ou encore d’un corps s’échappant comme le corps de loup. Dans ces territoires « écartés », chacun est confronté au vide, aux désordres du vent qui renversent, aux mirages et aux chants des sirènes de l’Odyssée. Plus que sur des routes, ou des parcours balisés, nous sommes « au milieu du carrefour », à la recherche de « ce qui vient ». En art, l’essentiel n’est jamais le programme mais l’archipel des expériences, le pressentiment ou la conscience d’un choix. Certaines œuvres nous rassurent en nous donnant la certitude de « voir », avant que d’éprouver que ce qui est proche s’éloigne, que le sens se voile. la vue qui ainsi s’élève ne saisit plus le motif, se trouble, s’aveugle volontairement, pour retrouver le réel « autrement », non plus en une saisie directe mais dans les dédales du secret que l’on cherche. Désormais, il ne s’agit plus de vue mais de la libération d’une énergie mentale se détachant de l’objet pour mettre en œuvre une approche, polymorphe et sensuelle.
Dès lors, l’art nous permet de « toucher » le cœur, la peau du réel, sachant que l’un et l’autre s’évanouiront dans la nuit des images, où, entre ciel et terre, nous partons, tâtonnant, à leur recherche : le cœur, la peau...
Olivier Kaeppelin